Ah oui tiens, c'est vrai que j'ai un blog moi. Aujourd'hui, je vais écrire au sujet des marques de transpiration, parce qu'il est pénible de lire tout et n'importe quoi à ce sujet.
Tout a commencé il y a quelques jours, où un cavalier postait sur la page Facebook d'une marque lambda une photo du dos de son cheval après le travail, et où l'on voyait la trace des panneaux de la selle impeccablement reproduite par la transpiration. Le community manager de la marque se gargarisait de l'adaptation parfaite de la selle et vantait les mérites de son produit grâce aux résultats fantastiques qu'il engendrait, devant des myriades de commentaires éberlués de nombreux internautes séduits. Ca m'a fait rire, parce qu'on vante rarement à but marketing la capacité d'un humain à avoir des auréoles parfaites sous ses manches de chemise... Et puis les traces de transpiration parfaites sous la selle, c'est un argument marketing aussi valable que celui de la marque qui se vante d'être la seule à produire des selles plaçant le cavalier correctement à cheval au-dessus de sa 13e dorsale : c'est vraiment prendre les gens pour des cons, en utilisant des raccourcis pseudo-scientifiques qui deviennent arguments d'autorité.
La théorie la plus généralement admise, ce serait donc que l'adaptation d'une selle ne serait pas parfaite sans l'impression en transpiration des matelassures sur le dos du cheval à l'issue d'une monte. S'il venait à y avoir des zones sèches, cela indiquerait l'absence de pressions dans cette zone - donc une mauvaise distribution générale du poids sur la surface portante, ou au contraire un excès de pression qui comprimerait tellement les glandes sudoripares que celles-ci, agonisantes, ne pourraient plus relâcher le précieux liquide.
Voyons pourquoi cette croyance (qui peut être vraie parfois) n'est absolument pas parole d'Evangile. Comme l'écrit DiPietra, un sellier western dont cet article m'a aidée à préparer ce texte : "depuis 17 ans passés à fitter des milliers de chevaux, j'ai vu des chevaux aux traces de transpiration parfaites avec des poils blancs en plein milieu (et quand poils blancs il y a, c'est le signe indiscutable de surpressions et d'une selle inadaptée). Et j'ai aussi vu des chevaux avec des traces de transpiration pourries, asymétriques et irrégulières, et un cheval parfaitement sain et bien sous sa selle, sans aucun signe d'inconfort. Preuve s'il en est que cette théorie est clairement inexacte".
J'ai une dizaine d'années d'expérience en moins, mais j'aurais pu écrire ces lignes. Et ce qu'il trouve en sellerie western s'applique parfaitement aux selles anglaises avec lesquelles je travaille.
Jochen Schleese, dans son blog SaddleFit4Life, rappelle le mécanisme de sudation : "Les chevaux, comme les humains, transpirent afin de réguler la température de leur corps. Les chevaux ont des glandes sudoripares dites "apocrines", qui se situent à la base de chacun de leurs poils. Le nombre de glandes sudoripares est donc directement lié à la densité de la robe à un endroit donné. Cela dit, un cheval transpire plus facilement de l'encolure que du dos ou des flancs, parce que les glandes sont plus sensibles à cet endroit en particulier. Chez un cheval en déplacement, les mouvements de l'encolure sont plus importants : il est donc plus sensible à cet endroit à la température qu'aux autres endroits de son corps".
Physiologiquement, la transpiration est associée localement à une notion de sensibilité à la température. D'autres mécanismes la régulent également : les hormones, le système neurologique (un stress soudain et la montée d'adrénaline associée engendrent une sudation)... Le cheval d'une cliente a ainsi présenté une sudation atypique, à la suite d'une randonnée de plusieurs jours en plein été où il a refusé de boire : un ruissellement de sueur (hyperhydrose) quasiment continu et ultra-localisé, au niveau d'une terminaison nerveuse située sous la selle ! Autant dire que plusieurs spécialistes se sont arrachés les cheveux sur ce cas - dont moi, car rien ne correpondait sur la selle à proprement parler...
La question de l'embonpoint rentre en ligne de compte : un cheval trop gras transpire de façon excessive car le moindre geste lui demande plus d'effort qu'un cheval fit. On sait aussi que si les tissus superficiels sont endommagés, par une blessure par exemple, les glandes sudoripares ne fonctionneront plus - de façon temporaire ou définitive. Au niveau énergétique, il existe des corrélations importantes que les praticiens shiatsu ou en médecine chinoise savent expliquer ; sous la selle passe notamment le très important méridien de la vessie, directement lié aux fonctions émonctoires (dont la sudation fait partie). Si un point présente un fort blocage, il est tout à fait possible que la sudation soit bloquée à ce niveau. Et puis il en va des chevaux comme des gens : certains ne transpirent pas, d'autres beaucoup, et on n'a pas forcément d'explication à ça...
Bref, à la lecture de ces deux paragraphes, on aura compris que le mécanisme de sudation n'est pas si simple qu'il y paraît.
Et puis dites-vous bien qu'il y a aussi le facteur "matériau" qui rentre en compte : on sait tous qu'avec un T-shirt en synthétique on transpire beaucoup plus qu'avec un en coton! Je cite à nouveau DiPietra à ce sujet car je n'ai rien à ajouter à son analyse : "Le type de tapis que l'on emploie avec la selle a un impact capital sur les marques de transpiration. Le coton et la laine sont plus absorbants que les matériaux syntétiques. Ces derniers donnent généralement des marques parfaites, parce qu'ils n'absorbent pas autant que les matériaux naturels, donc donnent des marques plus régulières. Donc si c'est important pour vous d'avoir une belle marque de transpiration, utilisez plutôt ce type de produits. Vous n'aurez peut-être pas une selle correctement adaptée, mais les marques vous raviront à l'oeil. Ca n'est pas rare que les tapis en laine ou en coton laissent des marques sèches à l'avant et à l'arrière de la selle, mais humide au milieu, ce qui est l'opposé exact de ce que nous venons de démontrer... Enfin, les tapis en nid d'abeille synthétique comme les Haf engendrent des marques très différentes d'un cas sur l'autre. Le nid d'abeille permet une circulation de l'air importante et discontinue, lorsque le poids du cavalier descend dans la selle puis s'en extrait. Cet effet "rafraîchissant" donne des marques parfois très étranges..."
A propos du cheval sellé, Schleese comme DiPietra expliquent rechercher la même chose au niveau de la répartition du poids sur le dos du cheval : les 2/3 avant de la selle sont en contact constant avec le dos du cheval, et le 1/3 arrière permet plus de mouvement. Juste devant la selle et jusqu'aux pointes d'arçon, il y a un fort mouvement causé par le mouvement des épaules ; sous le troussequin et derrière la selle, il y a également un mouvement important, causé par le mouvement du segment vertébral lombaire et des muscles associés. Or, s'il y a contact et donc pression constante, il ne peut pas y avoir de sueur ; la sueur et les marques de transpiration apparaissent là où l'air circule, donc là où la pression est inconstante.
Pour Jochen Schleese, les marques de sueur ou de poussière sur le tapis de selle ou sur le dos du cheval doivent ressembler à ça :
Son explication est la suivante : "dans la nature, le cheval porte environ 60% de son poids sur ses antérieurs, et s'il est monté, la surchage entraîne un report à 75%. La raison pour laquelle nous recherchons ces triangles immaculés à l'avant des marques sur le tapis de selle, c'est que cela indique un effort fait par le sellier pour libérer autant l'avant que l'arrière de la selle, afin que le cheval puisse monter son dos et engager son arrière-main. Pour le cheval, alléger son avant-main et transférer le poids vers l'arrière-main se fait d'abord par la montée de son dos. C'est seulement une fois qu'il a fait cela qu'il pourra basculer son bassin et engager ses postérieurs sous lui. Faisant cela, le cheval est dès lors capable de transférer son poids depuis son avant-main jusqu'à son arrière main, s'alléger devant, bouger plus librement et sauter plus haut. Les mouvements imprimés sur le tapis de selle devraient donc être particulièrement visibles à l'avant, au niveau des épaules, et à l'arrière, mais pas au niveau du triangle."
Au discours de Schleese, auquel je souscris du point de vue postural et biomécanique du cheval, je voudrais ajouter quelques observations. Chez un cheval à dos raide et présentant peu de mouvement, ou bien monté et musclé, le contact sera constant car le dos sera stable sous la selle. Mais chez un cheval à dos souple / peu musclé et qui pas stable dans son attitude, il y aura mouvement. Anecdote personnelle : je monte deux chevaux hyperlaxes et dits "difficiles à tendre", qui sont je pense bien sellés vu que ce sont les miens ;-) Et je sais pertinemment que mes selles n'y sont pour rien le jour où les marques de transpiration ne sont pas correctes. Soit je n'ai pas demandé à ma monture de tenir son dos parce qu'on était occupé à autre chose ; soit, si je crois l'avoir fait, c'est que ma technique n'était pas correcte. Il y a des jours où ils ne transpirent pas du tout, des jours où ils transpirent en entier (souvent quand il fait chaud / qu'ils sont sellés longtemps / qu'on fait une séance particulièrement difficile), des jours où les traces de transpiration sont exactement celles de Schleese - et dans le cas de mes chevaux, je sais que quand c'est comme ça, ils ont bien bossé. Et ça se voit sur leur posture, parce que le dos est remonté et les abdos sont visibles. Mais je n'utilise jamais les seules marques de transpiration pour savoir si ce jour-là, ça allait. D'ailleurs, en général : je m'en contrefiche et je ne les regarde même pas. Mais je regarde mon cheval, et je le touche : c'est lui qui me dit, par sa posture, la texture de ses muscles, son état d'esprit, s'il a été gêné par sa selle ou par le travail proposé.
Vous l'aurez compris, je prends avec beaucoup de circonspection ce dogme du "ces marques-là sont parfaites", qu'elles soient entières comme le veut l'opinion générale ou présentant des triangles blancs façon Schleese. J'ai plus d'affinité avec ce que propose DiPietra, à savoir qu'il est difficile de tirer des vérités générales, car on ne maîtrise pas tous les paramètres de ce phénomène physiologique complexe. Lorsqu'un client me dit qu'il a des marques de transpiration bizarre, j'écoute et j'enregistre, parce que cela peut signifier quelque chose ; mais je demande toujours de vérifier sur plusieurs séances pour être sûre que ce n'était pas occasionnel. Si l'on m'envoie une photo comme celle-ci, où les pressions semblent égales des deux côtés mais dissymétriques entre droite et gauche comme si c'était la selle qui avait vrillé, je me pose deux questions : est-ce que c'est la selle qui a effectivement vrillé, ou est-ce que juste le tapis n'a pas été centré sous la selle?