L'autre jour, je tombe sur un forum où des gens racontent leurs problèmes de selles. Une doléance a particulièrement retenu mon attention, parce que c'est une question à laquelle je réponds souvent, et je me suis rendue compte que je n'avais jamais écrit à ce sujet.
"Moi j'attends d'un saddle fitter qu'il vienne avec un camion rempli de dizaines de marques et de dizaines de modèles différents et qu'on puisse choisir ce qu'on veut dans tout ça, avec un excellent suivi". Assorti de, deux messages plus loin : "quand même, le service est cher..." Dans la vraie vie, cela équivaudrait à ce que chacun ait sa Cristina Cordula attitrée qui lui pré-sélectionne des fringues sans considération de budget ou de marque, et qui lui privatise un show-room pour faire son shopping tout en lui expliquant que les tops amples ça va pas aux morphologies en houit et que le bootcut allonge la jambe ma chérie.
Vous avez déjà compris qu'une selle se considère sous trois aspects :
- ergonomie
- suivi
- qualité
Le sellier au sens de détaillant / commercial / technicien / conseiller / ergonome / fitter, donc celui qui vous vend et / ou vous adapte la selle est responsable de ces deux premiers aspects. Son accompagnement lors du choix de la selle et du suivi est un critère déterminant, car c'est sur ses compétences que vous vous reposerez. Il faut toujours se rappeler des facteurs qui président au choix et au conseil :
- le cheval. C'est lui qui impose, par sa conformation, un certain nombre de choix possibles. Plus votre cheval est compliqué à seller, moins vous avez de choix.
- vous ; et surtout votre adaptation à votre monture! c'est triste à dire mais certains couples sont incompatibles en termes de gabarit.
- le BUDGET ; parce que le nombre de fois où on m'a dit "ça dépend de ce que vous avez à me proposer" je ne les compte plus.
Je reprends texto un paragraphe de Jen the Saddle Geek :
Tip #1: Ne soyez pas timides, dites-nous quel est votre budget!
J'ai un pote qui vend des voitures de luxe, et qui fait ça bien. Mais je ne ferai jamais appel à ses services le jour où j'aurai besoin d'une voiture! Je ne suis pas le genre à acheter une Roll, plutôt une Honda Civic, parce que le foin, les poils et la boue sont mes compagnons de vie... et puis de toute façon, lui n'y connaît rien en Honda Civic ou en Toyota Corolla!
Pourquoi je vous raconte ça? Parce que le fait de savoir précisément quel segment vous visez en terme de budget vous permet de cibler clairement la personne que vous allez appeler... Etre clair sur votre budget avec votre interlocuteur ne vous contraindra pas ; au contraire! cela vous donnera de REELLES options en ce qui vous concerne. On trouve des selles entre 150 et 8000€, donc si vous n'êtes pas clairs avec vous-mêmes et avec les pros, vous risquez de vous retrouver avec des propositions complètement à côté de la plaque.
3 tuyaux pour déterminer clairement votre budget :
- Parlez en chiffres, pas en adjectifs comme "petit" ou gros", qui n'impliquent pas la même chose pour tout le monde! Pour certaines personnes, un petit budget c'est 2500€ ; pour d'autres, un gros budget c'est 250€... Des CHIFFRES, pour limiter la confusion.
- Autorisez une certaine souplesse, donnez plutôt une fourchette de prix qu'un tarif fixe. Votre interlocuteur aura ainsi une bonne idée de ce que vous voudriez dépenser dans l'idéal, et de ce que vous pouvez mettre si vous n'avez pas le choix.
- Déduisez du prix d'achat de la selle les potentiels services associés :
- consultation d'éventuel(s) saddle fitter(s)
- frais de port, si vous essayez des selles à distance
- les accessoires et produits d'entretien!
- un pad de correction, si vous avez un cheval en croissance ou en remise au travail
- les frais médicaux pour quand votre Légitime aura découvert le pot-aux-roses du VRAI prix de la selle (je plaisante!!!)
Pensez donc bien à tous les coûts associés à l'achat d'une selle, surtout quand votre budget est restreint et / ou que vous achetez d'occasion. Ces frais se chiffrent vite entre 100 et 400€ en fonction des différents investissements...
***
Je rêve de pouvoir rendre mes clients autonomes avec leur matos. Les skieurs chevronnés sont bien capables de farter, aiguiser et régler leurs skis tous seuls...
Mais dans la plupart des cas, il faut un suivi régulier. Schleese préconise un suivi trimestriel, à $159 la visite : c'est prendre les gens pour des pigeons car peu de chevaux changent aussi vite de façon significative (hors cas exceptionnel). Le consensus est généralement autour d'une visite annuelle.
En revanche, le pro doit former ses clients aux signes de "premiers secours" et à la consigne "en cas de souci vous rappelez IMMEDIATEMENT". Exemple : une personne passe 6 mois à se plaindre que sa selle avance, et au bout de 6 mois appelle son sellier pour savoir quand il peut venir "parce que ça fait 6 mois que ça merde et franchement je suis pas contente!" Guess what? JAMAIS le pro ne sera complaisant face à un tel comportement. Même si c'est lui qui a loupé un truc initialement, c'est vous qui voyez et montez votre cheval au quotidien ; c'est vous qui êtes responsable de l'étalement des emmerdes dans le temps.
Payer un service requérant des compétences spécifiques en sus d'un bien matériel, payer le suivi et les modifications de son matériel dans le temps, c'est NORMAL. Reporter une partie de la responsabilité sur le professionnel que vous payez, c'est normal aussi.
Quand vous achetez une bagnole, les vidanges / contrôles techniques / dépannages / nouveaux pneus ne sont à ma connaissance pas compris de façon illimitée dans le tarif d'achat. Et si vous vous plantez parce que vous avez utilisé la voiture pour faire n'imp', c'est votre responsabilité, pas celle du vendeur! par contre si votre moteur prend feu alors que vous l'avez toujours entretenu, là en revanche...
Voilà pour la réponse à la deuxième partie de la doléance de l'internaute.
Pour répondre à la première partie, il va falloir quelques explications et planter le décor. Je commence à bien connaître le quotidien de ce métier, j'échange régulièrement au téléphone avec mes collègues sur leur quotidien aussi. Cette question, on en a longuement débattu à maints endroits et la conclusion est la suivante : son fantasme, à l'internaute, c'est IMPOSSIBLE (pourtant c'était mon fantasme aussi quand j'ai débuté). Plusieurs raisons à cela :
1. la spécificité du marché français
Au Royaume-Uni ou aux Pays-Bas, par exemple, là où le pouvoir d'achat est élevé et la densité de chevaux et d'écuries au km² à l'avenant, chaque sellier dessert un périmètre restreint et peut proposer une offre et un service haut de gamme - et en vivre. Mais chez nous, où les distances sont étendues, où les cavaliers sont proches de leurs sous et où il y a peu de professionnels compétents en ergonomie équestre, ce type de service est vraiment compliqué à mettre en oeuvre.
En outre, le secteur de la selle en France s'est transformé dans les années 80 quand des artisans selliers se sont mis à zapper les détaillants, qui avaient traditionnellement la main sur la vente de selles, et à vendre en direct leurs produits aux clients. Aujourd'hui, pour de nombreuses personnes, une bonne selle ne s'achète pas en sellerie mais directement auprès de la marque. La faute aux selliers détaillants, peut-être, parce qu'ils ne se déplaçaient pas ; alors que les commerciaux viennent sur place et voient les chevaux (même s'ils n'y connaissent rien techniquement, commercialement ça marque des points). De ce fait, les selliers détaillants ont réduit leur offre aux quelques marques haut de gamme étrangères qui ont gardé ces canaux de distribution car c'est ainsi que ça fonctionne partout ailleurs - la France fait figure d'exception.
Et pourtant, seuls les détaillants, par leur statut d'indépendants, seraient susceptibles de proposer une offre composée de plusieurs marques de selles par segments de prix. Mais le service lié aux selles est chronophage et très peu rentable... On comprend donc qu'ils préfèrent vendre du textile, là où les marges sont plus élevées!
2. un boulot chronophage et peu rentable
Comme établi juste au-dessus, vendre des selles est un job qui rapporte peu quand on prend le temps de bien le faire. Pour vendre une selle, il faut compter les heures d'essais, le temps administratif lié, puis contrôler la selle à la livraison - sans parler des temps de trajet si la personne n'habite pas dans la ville d'à côté. Avec un peu de réalisme et un bon comptable, on comprend très vite pourquoi il est impossible d'offrir le service sur des selles de basse ou moyenne gamme. Enfin, j'ai préféré arrêter d'essayer de savoir précisément combien je gagnais réellement à l'heure. Peu importe en soi, là n'est pas la question : on sait qu'on fait un métier qu'on a choisi, qui nous passionne, qu'on se lève le matin avec entrain, et que de toute façon les gens de cheval sont soit radins soit fauchés! On a beau le savoir, c'est un métier qui impose quoi qu'il en soit des contraintes importantes sur le rythme de vie personnel. Et donc, des choix.
3. les choix
On constate donc assez vite deux choses :
- d'une part, pour être légitime face à de nombreux cavaliers marqués par le système français, il vaut mieux ne travailler qu'avec une marque / conception pour ne pas brouiller les signaux. Le raisonnement se tient : une marque = une gamme de produits correspondant à une philosophie, une conception. La spécialisation est le signe de la compétence. Et de fait, il vaut mieux travailler très bien une marque que l'on comprend, plutôt que de chercher à tout faire, et tout faire de travers.
- d'autre part, lorsque l'on est indépendant et que l'on fonctionne en déplacement à domicile, il est beaucoup plus facile de limiter les fournisseurs et les contacts au strict minimum. Ceci pour des raisons évidentes de praticité lorsque l'on rentre enfin à la maison et que l'on doit se remettre au bureau pour passer les commandes / gérer le SAV... trop d'interlocuteurs et de procédures différentes? c'est la merde.
Le problème, c'est qu'on est rapidement assimilé à un "commercial" pour la marque x ou y. Or les commerciaux en sellerie ont perdu leurs lettres de noblesse, et c'est devenu limite péjoratif comme terme. Alors que fondamentalement c'est juste un type qui fait un boulot, après qu'il soit bon ou pas c'est une autre question - mais j'accuse le système français d'avoir laissé dériver la formation technique de ses commerciaux depuis trop longtemps ; d'être responsable d'une génération de requins tombeurs de pétasses d'écuries et fiers porteurs de mocassins à glands, incompétents au sourire ultra-bright capables de vendre n'importe quoi sur un clin d'oeil de velours plutôt que sur leurs compétences... car oui la mauvaise réputation est très probablement fondée et méritée!
Le problème donc (désolée je me suis laissée emporter par ma diatribe), c'est que assimilé commercial = vendu, alors même qu'initialement c'est un choix délibéré. Bon, il faut noter que ça ne s'applique qu'aux selles haut de gamme ; les saddle fitters qui vendent des selles synthétiques par containers ne sont pas tenus pour des commerciaux à pompons!
Je me suis, à titre perso, beaucoup et longtemps battue avec moi-même sur ce sujet (je suis têtue). Je voulais être capable de fitter tout ce qui était fittable : selles, gens, chevaux, tout! Mais je me suis heurtée à des écueils : des selliers qui ne veulent pas coopérer, des conceptions en dépit du bon sens, des produits prometteurs mais qui ne tiennent pas dans le temps, des cavaliers qui veulent tout et son contraire dans la même consultation, des chevaux aux évolutions imprévisibles et imprévues, des changements de moniteur, des accidents de la vie... Et puis à la longue, j'ai fini par comprendre avec quels cavaliers et quels chevaux j'étais à l'aise, quelles selles je comprenais ou non (on est mauvais avec ce qu'on ne comprend pas!), quelles étaient les choses à ne jamais proposer (du service gratuit) et surtout quel était le rythme de travail acceptable pour ne pas être qu'un météore crashé par le burn-out au bout de quelques années. Donc, j'ai fait des choix.
Je sais que mes collègues qui fonctionnent comme moi ont été forcés aux mêmes constats et aux mêmes choix. C'est une question de réalisme d'entreprise. On est peu nombreux pour le moment sur le terrain à porter cette vision de conseil, de compétence, de suivi et de partenariat pour le plus grand nombre et pas uniquement pour l'élite ; et ça ne fait pas longtemps, donc nos tests produits et nos stocks de selles de démo sont encore limités. Donc si on veut pouvoir un jour devenir des vraies Cristina Cordula et exaucer le fantasme de nombreux cavaliers, va falloir développer, tester, patienter... d'où la création de l'association EASE, qui devrait nous aider à mutualiser les journées de formations et à mieux échanger sur nos expériences respectives.
Allez, votez EASE.