De nombreuses personnes me contactent aujourd'hui, et contactent mes collègues saddle fitters, pour savoir comment on devient saddle fitter, parce que c'est intéressant, parce qu'elles ont lu mon blog, parce qu'elles ont envie de changer de carrière et/ou parce qu'elles veulent travailler dans un domaine en rapport avec leur passion pour les chevaux.
Une chose est certaine. Vue l'explosion de la demande, du nombre de questions que les cavaliers se posent de plus en plus sur l'adaptation de leurs selles à leur derrière comme au dos de leur monture, il y a besoin de saddle fitters. Mais qui? motivés par quoi? formés où? travaillant sur quoi? avec quelle méthode? et avec quel sellier? La discipline bénéficie en France (comme un peu partout ailleurs dans le monde, finalement - sauf au Royaume-Uni, et encore) d'un certain flou artistique, qui la rend très difficile à cerner. C'est à la croisée de plusieurs champs de compétences : le soin, l'artisanat, et l'équitation. Soin parce que bien-être du cavalier et de sa monture dans leur pratique. Artisanat parce que production d'un objet encore en grande partie réalisé à la main, et que les machines ne savent pas adapter précisément au cas par cas. Equitation, parce que c'est bien de ce dont on parle.
La SEULE chose à garder à l'esprit, toujours, est la suivante : une selle adaptée à un cheval ne vaut rien en tant que telle. Elle doit être adaptée à l'ensemble cheval / cavalier. C'est parce qu'un cavalier monte sur le cheval qu'il y a besoin d'une selle. Et c'est tout.
Les chevaux en soi ne sont pas extrêmement compliqués à seller, quand on sait quoi regarder. Et pourtant, c'est très souvent là que le bât blesse. Les cavaliers, incluant un grand nombre de professionnels du cheval, ne savent PAS regarder et analyser les chevaux. Donc, premier champ de compétences à débroussailler : l'anatomie et la biomécanique du cheval. Quelques bouquins d'hippologie, une paire d'années sur le terrain (notamment dans les élevages : les éleveurs savent précisément les canons recherchés dans leurs races respectives, pourquoi et comment ils font naître des poulains, et dans quelle destination) permettent de déblayer le chantier. La fréquentation d'ostéopathes chevronnés, maréchaux et trifouilleurs de pieds, et autres vétérinaires spécialisés dans les pathologies locomotrices permet d'aiguiser un peu plus son oeil et sa science. Une fois que l'on a compris les grandes lignes posées par l'analyse de la morphologie et de la locomotion, on a les bases matérielles. Il ne s'agit pas de connaître le nom de chaque petit os. Il s'agit de comprendre le fonctionnement global. Bien évidemment la vie vous mettra toujours en face de cas complexes qui vous renverront dans vos 22 ; mais peu importe.
Oui mais. Savoir les bases d'une lecture physique ne suffit pas, grands dieux non! ce serait trop facile. Il faut également avoir des notions de comportement, pour comprendre grosso modo les signaux que vos clients équins vous enverront lors de vos essais et réglages de selles. Il faut aussi, soi-même, savoir se comporter face à un cheval. Vous devrez faire preuve de savoir-vivre avec vos clients humains : faites-en donc de même avec les clients équins. Sans mièvrerie, mais avec respect. Leçon n° 1 bis : le cheval, son ethos.
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Maintenant que le sujet équin est connu, on peut parler sellerie. Je ne m'étendrai pas sur le sujet du point de vue technique : tout le blog y est dédié, j'ai tout expliqué en long, en large et en travers ou presque. Les bases, là aussi, sont simples. En fonction de la conception choisie (anglaise, ibérique, western ou que sais-je), il y a une logique qui s'applique. On la suit. Point barre. Des cas complexes vous renverront régulièrement à vos propres faiblesses ; mais lorsque ça devient compliqué, on fait simple et on revient aux bases. Quand on ne trouve pas, on s'avoue vaincu avec humilité : il faut accepter que parfois, un problème est insoluble et il n'y a pas toujours une solution.
Chacun, à force de travailler, se découvrira une affinité avec un matériel en particulier. Pour ma part et je n'en fais pas secret, j'ai trouvé une marque allemande qui me convient techniquement (comme cavalière ET comme saddle fitter), et convient très bien aux chevaux en fonction de ce que je recherche pour eux comme solutions. J'en ai testé d'autres, certaines chez qui je garde des modèles pratiques, d'autres que je ne conserve pas du tout parce que je ne les comprends pas. Non pas qu'elles soient mauvaises ; elles ne me "parlent" pas, je ne sais pas les travailler correctement, je me plante quand j'essaie. Les bonnes selleries ont développé des gammes fournies et complexes, chaque selle ayant sa spécificité. Or pour travailler correctement, il faut être spécialiste, et on ne peut pas être spécialiste de tout. J'ai fini par le comprendre, et par restreindre : faire trop complexe, trop fourni, sur plusieurs technicités de selles, c'est beaucoup trop compliqué, on s'embrouille la tête et on embrouille tout le monde, notamment son client.
Du moins c'est mon avis.
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En fait, le point compliqué, c'est le cavalier. C'est là que les difficultés commencent, parce qu'on croit avoir tout compris en sachant seller un cheval correctement, et en fait on n'a rien compris. Lorsqu'on plonge dans le saddle fitting, au début, on pense CHEVALCHEVALCHEVALCHEVALCHEVAL. On a raison, la base est là. Il ne faut jamais la perdre de vue. Jamais. Mais je renvoie à la leçon number one : une selle parfaitement adaptée à un cheval sans cavalier ne sert à RIEN.
Le premier client du saddle fitter, c'est le cheval. Premier client au sens chronologique, parce que c'est lui qui déterminera ce que l'on peut poser sur son dos et proposer ensuite au cavalier ; premier au sens de l'importance, parce que le cavalier qui fait appel à un saddle fitter le fait la plupart du temps en disant "j'ai un problème avec mon cheval". Mais le client, celui qui paie (et il n'y a pas de honte à se faire rétribuer pour son travail), c'est le cavalier. Et il arrive fréquemment qu'une fois le problème du cheval réglé, le vrai problème fasse surface : c'est le cavalier. Le cavalier n'a pas qu'une morphologie et qu'un ethos comme son cheval, non! ce serait trop simple. Il a également un coach, des camarades d'écurie, des lectures, des forums sur Internet, une conscience, un porte-monnaie, un(e) conjoint(e), des envies, des objectifs, des rêves, des sensations réelles, des sensations imaginaires, des douleurs plus ou moins supportables, une vie professionnelle, une vie privée, bref : un tas de problèmes.
Prenons les choses dans l'ordre : vous allez commencer par une analyse de sa morphologie et de sa démarche, en posant quelques questions habiles et en regardant autant le cavalier marcher que son cheval quand vous demandez à voir le cheval en longe. Vous allez comprendre qu'il fait beaucoup d'heures de voiture ou travaille sur ordinateur, et vous allez savoir que sa jambe droite, à force d'être appuyée de longue sur l'accélérateur (il n'a pas de régulateur de vitesse), sera plus raide au niveau de sa hanche ; ou que son épaule droite est contractée vers le haut (le client est, comme 92% de la population, droitier) parce qu'il se tient mal devant son ordinateur avec son doigt constamment crispé sur la souris. Sauf qu'une fois le constat dressé, la belle affaire : que faire?! Vous pouvez, très classieusement comme moi, envoyer votre cliente "se faire voir" (sous-entendu malencontreusement oublié dans la discussion : par un kiné / ostéo / rebouteux). Vous savez que vous aurez des problèmes qui se répercuteront sur la selle. Vous savez que vous ne pourrez parfois rien y faire. Certains cavaliers refusent de se prendre en charge au niveau physique, arguant que l'équitation est un loisir pour eux et qu'ils ne vont pas s'investir pour ça. Tant pis. Vous aurez fait votre devoir en les prévenant. Vous savez que dans votre suivi vous aurez toujours les mêmes problèmes liés à leur physique qui ressortiront de loin en loin.
Vous allez donc, pour essayer de démêler tout ça, rencontrer des ostéos et des kinés, des podologues et des posturologues et tout un tas de gens en -logues ; lire des trucs auxquels, si vous n'avez pas fait P1, vous ne comprendrez rien, mais vous essaierez quand même, pour la science et pour l'honneur. Vous ferez des formations en yoga, en posturo, vous testerez tout sur vous, et vous verrez bien si ça marche ou pas (mais ce qui marche pour vous ne marche pas nécessairement sur les autres, et inversement : vous êtes humain, vous aussi vous avez des problèmes!)
Vous comprendrez que l'humain est physiquement beaucoup plus complexe qu'un cheval, parce qu'il y a le mental par-dessus qui fout le bordel dans tous les schémas, et qu'au final les schémas ne fonctionnent pas, mais comme vous êtes sérieux et appliqués, vous essaierez quand même. Vous déclarerez forfait en admettant votre ignorance, en sachant bien que vous n'y êtes, au fond, pas pour grand chose, et que toutes les solutions matérielles du monde ne pourront rien face à la remise en question psychosomatique qui attend le bonhomme d'en face, et vous aurez toute la compassion du monde à son égard.
Bien. Vous allez ensuite chercher à comprendre comment il monte à cheval.
Il y a les vaniteux, il y a les bosseurs acharnés, il y a les touristes, il y a les cavaliers incroyables qui s'ignorent, il y a les faux humbles et les vrais, il y a les amoureux transis des chevaux qui n'arrivent même pas à s'asseoir dessus sous peine de faire mal à l'amour de leur vie : il y a de tout, et ce dans toutes les disciplines. Les cavaliers de dressage équipés de pied en cap façon Charlotte mais incapables de distinguer une épaule en dedans d'un appuyer, les cavaliers de CSO "pur camembert" qui s'envoient tranquille des fromages monstrueux dans un champ de patates où personne n'oserait marcher de peur de se faire une cheville, des cavaliers au long cours qui n'y connaissent rien techniquement mais qui sont tellement "cheval" dans le dedans d'eux-mêmes qu'ils comprennent tout, tout de suite... et d'une école à l'autre, au sein d'une même discipline et pourtant au même niveau, de telles différences dans les postures, les pré-requis techiques, les chevaux employés, qu'on y perdrait son latin. Concrètement : il y a autant d'équitations que d'écoles, et autant d'écoles que de cavaliers, et il faut, avec avidité, chercher à tous les connaître. Tous sont adorables, tous sont détestables, tous sont amusants, tous sont déprimants : il y a des perles partout, et tous, du plus petit débutant au plus grand écuyer, nous apprendront quelque chose.
Mais attention : avoir envie d'apprendre c'est bien. Bénéficier d'une vraie culture générale équestre et d'une expérience solide, c'est mieux. Ca donne une vraie grille de lecture, et ça permet de trier très rapidement le vrai du faux (parce que beaucoup baratinent, et quand ils sont bons baratineurs, ça se voit pas toujours facilement). Comment l'acquérir? par la curiosité. Même si vous êtes cavalier et avec de vraies affinités équestres, dépassez-les. Intéressez-vous autant au haut niveau qu'au loisir le plus basique. Connaissez les grandes figures, les grandes écoles, les grands auteurs. Sortez de chez vous. Dépassez les photos et les analyses au lance-pierre distillées sur Facebook par des proto-cavaliers qui n'ont pas vu un brin de paille depuis longtemps. Et - ah oui : montez... ça aide.
Analyse physique, analyse équestre. Reste l'analyse de la personne. Là, c'est du ressort de l'humain qui sommeille en vous (je vous jure, cherchez bien, il y en a un). Vous, saddle fitter wannabes, allez devenir des professionnels. Vous êtes là pour conseiller vos clients sur leurs selles, au plus juste. Les guider dans leurs sensations. Leur donner des repères, par rapport à leur outil méconnu et pourtant quotidien (comme un bon garagiste vous aidera avec votre bagnole, en somme). Leur expliquer pourquoi ils n'auront jamais la même précision ou le même ressenti dans une selle correcte que dans une selle parfaite. Soyez pédagogues, guidez. Soyez justes. La difficulté : en dire trop - ou n'en dire pas assez. Tout le monde se plante, vous vous planterez. L'échec vous cuira, et vous pouvez être sûr que pour 10 contents et 1 mécontent, vous focaliserez sur le seul que vous avez foiré - sans forcément trop savoir pourquoi. Vous ne pourrez pas plaire à tout le monde. Vous convaincrez même probablement des gens que le saddle fitting ne sert à rien, tellement vous vous serez planté. Tant pis. Droit dans les bottes.
Pour progresser dans ce dernier domaine, le plus complexe : c'est pas du saddle fitting. C'est du domaine de tout le reste, du domaine de l'humain. Le colloque sur l'Equitation Française à Saumur s'est conclu sur ce constat : "c'est un humanisme". Ben le saddle fitting, ou du moins mon saddle fitting, c'est un peu ça aussi. On travaille, au final, sur l'humain, avec les moyens que l'on se donne et les moyens que l'humain en face se donne aussi, et on ajuste. On fait de son mieux, parfois on se plante, on se casse le nez, on se relève en chouinant pour la bonne cause, et puis on recommence. On apprend tous les jours. Et le jour où on cesse d'apprendre, on change de boulot, et on recommence...
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J'ai l'impression d'avoir parodié Rudyard sans faire exprès. Mais si tout cela ne vous décourage pas, si cette tâche dont il reste encore beaucoup à apprendre et rien à inventer ne vous rebute pas, si tout cela vous tente et que vous êtes parés à l'aventure... alors allez-y. Vous allez galérer, vous allez vous maudire de vous être lancé là-dedans, vous allez comprendre que rien n'est simple et surtout pas l'entreprenariat en France (ah oui, j'ai oublié de mentionner la gestion...), certains lâcheront probablement l'affaire en cours de route, mais au bout du compte, y a que si tous les gens qui se lancent là-dedans le font avec passion et sincérité que ça fonctionnera, ce truc bringuebalant que j'essaie de faire tenir avec mon petit blog et ma Fiesta défoncée, cette science à la fois ancestrale et nouvelle que mes (encore trop rares) collègues de terre franque répandent laborieusement à mes côtés. A nous maintenant de nous coordonner. A nous, qui sommes responsables de ce que nous avons commencé à élaborer, de guider les bonnes volontés, même - surtout! - quand elles sont maladroites. S'il y a 3 ans on m'avait dit tout ça, toutes les frustrations, tous les efforts, toutes les heures, toutes les galères... et toutes les rencontres, toutes les réussites, toutes les joies que ça entraîne, ben j'y aurais peut-être réfléchi un peu plus, mais j'y serai allée quand même.
Merci, bonsoir.
A bon entendeur!