Lorsque je vais voir des chevaux pour analyser l'adaptation de leur équipement, la première chose que je fais n'est pas d'analyser l'équipement. C'est de faire connaissance avec le cheval et son cavalier, leur histoire, leurs problèmes, etc. Et quand je fais ça, j'aime bien demander les comptes-rendus de visite ostéo. Je ne comprends pas forcément tout ; mais l'intérêt de la chose, surtout quand il y a plusieurs comptes-rendus, c'est de dégager des schémas systématiques qui permettent de voir quels sont les problèmes récurrents du cheval, et de voir si ça peut être connecté ou pas à un problème d'adaptation de selle. Et à force d'en voir, il suffit assez souvent d'un coup d'oeil au compte-rendu et d'un coup d'oeil au dos du cheval pour savoir quel va être le problème au niveau de la selle. C'est pas de la magie, c'est pas de la divination. C'est juste qu'une cause matérielle engendre la plupart du temps le même problème mécanique.

En ce qui concerne la charnière thoraco- (ou dorso-) lombaire annoncée dans le titre de l'article, c'est quelque chose que l'on retrouve TRES fréquemment sur les comptes-rendus.

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La charnière thoraco-lombaire est un point-clé du dos du cheval. Elle fait le lien entre les vertèbres thoraciques, peu mobiles, qui supportent les côtes, et les vertèbres lombaires, qui connectent la cage thoracique au bassin du cheval. Les lombaires sont très importantes, car de leur mobilité (flexion / extension / rotation) dépend le bon mouvement en avant, et de leur solidité dépend la qualité de portage du cheval. C'est notamment pour cela que l'on insiste sur la qualité de l'attache du rein, de sa longueur et de sa largeur, lorsque l'on juge d'un cheval au modèle. Et c'est pour cela que l'on insiste sur leur dégagement inconditionnel lorsque l'on parle de sellerie.

La charnière thoraco-lombaire est l'endroit précis où s'inversent les courbes de flexion ou d'extension du dos du cheval en général. C'est par son soutien que se fera la flexion de l'ensemble, par son relâchement que se fera l'extension de l'ensemble. C'est flagrant notamment sur un cheval au galop soutenu ou qui saute (parlant de cheval qui saute, étude biomécanique du saut ici).

Notez la différence au niveau lombaire entre phases ascendante et descendante

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De façon générale, on veut que cette charnière soit plutôt en position de flexion que d'extension. L'extension signifie en effet que le bassin du cheval est dégagé et non engagé, et il y a de grandes chances pour qu'il en soit de même au niveau des postérieurs. Alors attention : je ne dis absolument pas qu'il faut que le bassin et les postérieurs soient engagés de façon constante, car selon les mouvements, c'est impossible (l'engagement absolu de cette partie n'est effectif qu'au piaffer, à la pirouette au galop et à la pesade, donc dans des mouvements sur place). Mais dans la mise en avant, pour qu'il y ait engagement il doit y avoir dégagement, l'un étant proportionnel à l'autre (et plus la vitesse est grande, plus grande est l'amplitude d'engagement / dégagement). Se reporter à Baucher cet incompris de Racinet et / ou Dérives du dressage moderne de Philippe Karl pour lire de bonnes analyses de ces mouvements.

Mais si l'on part du postulat que l'on recherche une posture tendant de plus en plus vers le rassembler de la part du cheval, il faut que cette flexion soit possible à tout moment. Elle va de pair avec le mouvement de portage qu'effectue le cheval pour prendre en charge le poids de son cavalier, à savoir la contraction des abdominaux et la remontée du sternum (et de la cage thoracique) entre les épaules. Faites le test : pincez la colonne vertébrale de part et d'autre de cette région, et voyez ce qui se passe.

Avec la pression modérée de deux doigts, on arrive à faire camper le cheval (parfois violemment, d'ailleurs méfiez-vous, chez les juments qui ont mal aux ovaires ou chez tous les chevaux qui ont mal aux lombaires, ça peut taper en vache). Si ça campe pas, c'est 1. que le cheval en a rien à carrer ou 2. qu'il a tellement mal qu'il se brasse contre la douleur (ça arrive, j'ai déjà vu des chevaux au dos "planche en ciment"). Alors imaginez avec la pression plus ou moins constante d'une selle qui porte le poids plus ou moins bien géré d'un cavalier...

Quand cette charnière est bloquée à cause de la selle, c'est la plupart du temps en extension, et souvent pour deux raisons : soit la selle est trop longue, soit le poids du cavalier est trop en arrière. Quand le poids du cavalier est trop en arrière, c'est pour deux raisons également : soit la conception de la selle n'est pas bonne par rapport à l'équilibre du cheval et place le cavalier trop en arrière par rapport à la morphologie générale du cheval, soit la selle est trop étroite devant et donc l'équilibre de la selle est montant de l'arrière vers l'avant. J'ai aussi vu des cavaliers, souvent en dressage, qui aimaient avoir une selle plus haute devant pour se donner l'impression d'un cheval "hors bord" façon cheval de Grand Prix déjà rassemblé. C'est qu'une impression, parce que du coup ils désengagent complètement le bassin du cheval et du coup leur monture ne peut pas les porter proprement... So long for the Grand Prix!

Dans ce genre de cas, la selle appuie sur les points réflexes et commande au cerveau "désengagement du bassin et extension de la ligne du dessus" ; pendant que le cavalier dit au cheval "engage tes postérieurs et monte le dos". Deux informations complètement antinomiques, donc. On comprendra la rétivité ou l'apparente mauvaise volonté de certains chevaux qui ne comprennent en fait plus rien à ce qu'on leur demande. A terme, on en arrive à avoir des chevaux au dos creux, lâché, bref moche et anti-fonctionnel.

Souvent, ce qui se passe aussi, c'est qu'en étant incapable d'engager le bassin, le cheval n'a pas un franc mouvement en avant. Soit il se traîne, soit il précipite, mais le mouvement n'est pas juste. Et quand le poids du cavalier est porté trop en arrière, le dit cavalier se dit "non mais zut enfin, il va avancer oui!", et de pousser, pousser, pousser avec son bassin à chaque foulée. Outre le manque d'élégance notable du mouvement, ceci aggrave en réalité le problème.

Il y a quelques jours, lors d'une consultation, j'ai eu affaire précisément à ce cas : une selle trop étroite, une selle qui basculait la cavalière vers l'arrière, un cheval au dos assez faible qui n'engageait pas du tout son arrière-main et qui avait du mal à amplifier ses allures, préférant (comble pour un trotteur) se mettre au petit galop plutôt qu'allonger le trot. Du coup, la cavalière déséquilibrée vers l'arrière essaie d'engager son bassin vers l'avant pour se remettre au-dessus de ses pieds, mais elle glisse systématiquement vers l'arrière à cause du déséquilibre de sa selle ; et du coup, elle a pris l'habitude de "cirer" très fort sa selle avec son bassin. J'ai rééquilibré la selle en changeant l'arcade et au moyen d'un pad correcteur pour lui faire ressentir la bonne sensation, et pour lui montrer l'impact de ses mouvements de bassin parasites sur l'allure de son cheval, j'ai pris deux petites vidéos qu'elle m'a autorisée à publier.

Deux séquences à la suite : la première où elle pousse, la seconde où en passant les jambes devant les quartiers de la selle, elle ne peut plus pousser et se retrouve obligée de se laisser porter par son cheval.

Bon c'est très court et mal filmé, en même temps on est pas là pour faire du cinéma.

Je ne sais pas si vous voyez bien là où je veux en venir, mais regardez plusieurs fois les vidéos, en vous concentrant sur la zone lombaire du cheval. En vrai c'était flagrant : à chaque fois que la cavalière reculait son assiette pour venir chercher l'arrière de sa selle, on voyait le rein s'effondrer et le bassin se désengager. Lorsque la cavalière est obligée de laisser son bassin tranquille, la zone lombaire n'est plus perturbée. Le pas du cheval est beaucoup plus lent certes, mais il est de bien meilleure qualité.

Alors, je dis aussi ça parce que c'est mon axe de travail perso à cheval en ce moment, y a pas de mystère... mais si vous voulez préserver le dos de votre cheval, surtout en selle : n'en faites pas trop! laissez votre assiette là où elle est, laissez-vous porter, et si vous voulez mettre votre cheval en avant, Dieu vous a donné la voix et les jambes, et l'Homme a inventé la cravache et le stick... Parce que cirer sa selle à chaque foulée, donc reculer son poids vers l'arrière de façon répétée et exagérée, c'est prendre le risque de venir exercer des pressions sur la fameuse charnière thoraco-lombaire et donc de détériorer l'ensemble de l'appareil locomoteur du cheval. Et ce, même si votre selle est adaptée...