Grâce à Thierry Civel, revendeur français pour Prestige, j'ai pu participer début octobre à un stage en Italie. Ils organisent ce type de stages régulièrement à destination des distributeurs européens, pour les sensibiliser aux principes du saddle fitting ainsi qu'aux possibilités d'adaptation et de transformation de leurs selles. Heureusement qu'on parlait anglais =) Il y avait à ce stage une majorité de revendeurs allemands. Il faut savoir que malgré la pléthore de bonnes marques en Allemagne, c'est aujourd'hui Prestige qui tient le haut du marché outre-Rhin. Certes ils ont réussi un coup de maître en s'adjugeant l'image commerciale de la team Beerbaum, mais ce n'est pas l'unique raison de leur succès.
Prestige est une boîte fondée dans les années 70, qui a basé sa production de selles autour d'un arçon thermoformable en fibres composites. Ils ont, en s'inspirant des process des selliers allemands et anglais, développé un mode de production de selles "sur mesure", où l'on ne choisit pas qu'un liseré verni ou une couleur de surpiqûres comme chez les selliers à la mode chez nous =)
- pour le cheval, une forme, une longueur et une ouverture d'arçon, des panneaux latex standard ou "laine" sur mesure ("laine" entre guillemets, parce qu'ils utilisent un truc synthétique sur lequel je reviendrai), des sanglons placés où on veut et comme on veut ; et - côté cavalier, de nombreux sièges différents, plusieurs longueurs et avancées de quartiers, des cuirs de différentes gammes, et des personnalisations assez poussées.
Thierry appelle ça "de l'industriel sur mesure" et je trouve ça très juste. En gros, une marque intéressante à travailler en fitting.
J'ai personnellement quelques retenues sur l'adéquation de leurs selles à certains types de chevaux (ils ne font pas de hoop tree par exemple, ni de matelassures courtes), mais globalement, on peut s'en tirer pour habiller pas mal de couples. Tom, un sellier de Dresden, dit habiller entre 70 et 80% des chevaux de sa clientèle avec des Prestige - sinon il utilise surtout des Euroriding apparemment.
Bref.
C'était donc théorie le matin et pratique l'après-midi. Lors de la théorie, deux intervenants : le Dr Michele Toldo, vétérinaire, juge de dressage et de halfingers, cavalier de dressage ; et Carsten Engelke, sellier allemand, designer et consultant pour Prestige, à l'origine de la création des selles D1 et S1. Deux pointures.
Le Dr Toldo a ouvert le bal en nous causant anatomie et biomécanique. Il a utilisé le support DVD de Gerd Heuschmann, dont les modélisations 3D expliquement magnifiquement le fonctionnement squelettique et musculaire du cheval. Il insiste notamment sur le fonctionnement du grand dorsal et des trapèzes, et sur le mouvement ondulatoire tridimensionnel du dos. Le mouvement du cheval ne se limite pas à avant / arrière et gauche / droite, mais bien à une ondulation qui recoupe tous ces mouvements (d'où l'importance de la connaissance de la biomécanique lorsque l'on travaille son assiette! ce qui fera l'objet d'un autre CR de stage prochainement d'ailleurs =) L'ondulation part des lombaires, et remonte le long dorsal un peu comme une vague. Plus on est proche des lombaires, plus l'ondulation est forte, plus on se rapproche des épaules, plus elle diminue. Tout ceci est à moduler en fonction de la locomotion, et plus précisément du style de locomotion, ce que Heuschmann différencie comme "marcheur au dos" ou "marcheur aux jambes" (le marcheur au dos utilise tout son corps pour se mouvoir, le marcheur aux jambes uniquement ses membres - le mouvement de dos du premier est donc très très peu développé chez le second).
On discute également, après question de Carina (une sellière qui possède 6 magasins entre Moscou et St Petersbourg!), d'asymétrie des épaules. Toldo insiste sur deux points : la dissymétrie structurelle, diagonale, causée principalement par des poulains trop grands pour têter sous leur mère ou brouter au sol (avec des jambes trop longues, j'avais relayé un article sur ce sujet ici), et la dissymétrie dans le mouvement - la première cause quasi immanquablement la seconde mais la seconde pouvant être présente sans que la première soit particulièrement visible. Les questions de pied bot sont également abordées. Ca fuse dans tous les sens, et moi je me régale. Bon, sauf quand ça commence à parler germain, là je suis larguée - résolution : me remettre à l'allemand.
Puis Carsten Engelke prend le relais. C'est un sellier de Hannovre qui a plein de bonnes idées théoriques, et qui, en Prestige, a trouvé un manufacturier capable de lui fournir les solutions pratiques pour construire ce qu'il cherchait. C'est ainsi qu'est née la selle de dressage D1, développée notamment avec la cavalière allemande Katrin Meyer zu Strohen (la fille de Hans, qui a entraîné l'équipe de France pendant un temps). L'idée, dans la conception de cette selle, est de libérer au maximum les lombaires et l'arrière des thoraciques, et de recentrer le cavalier le plus proche possible des épaules du cheval sans pour autant les gêner. C'est lui qu'on voit sur la vidéo ci-dessous, laquelle vidéo montre bien comment cette selle marche.
L'après-midi est consacrée au fitting technique de cette selle, et au diagnostic de la morpho et de la locomotion des chevaux. On a travaillé sur deux chevaux, un étalon de 5 ans fils de Sandro Hit et une jument de 6 ans fille de Jazz, tous deux montés par Michele Toldo. Les deux sont de bons représentants de ce que cherche à accomplir l'élevage en terme de chevaux de dressage sportif : faits en montant, un rein puissant, un dos très court, un garrot bien long et soutenu entre des épaules archi-obliques pour un geste accru de l'avant-main. Autrement dit : un cauchemar à seller =)
Ca c'est le 5 ans. Merci Thierry pour la photo, heureusement qu'il y a pensé...
Donc en gros, le truc que nous explique Carsten, c'est qu'on ne se base pas, en fitting à l'allemande, sur la 18e côte pour déterminer la longueur de la surface portante. Mais grosso modo, on prend la distance pointe de la hanche / base de la queue, et on reporte de l'autre côté de la pointe de la hanche (comme un compas) pour savoir où doit s'arrêter la selle. En fonction de l'orientation du bassin (croupe avalée ou non), de sa faculté à s'engager (donc de la souplesse et de la longueur du rein), on aura ainsi des résultats différents, qui sont cependant toujours en avant de la T18 (en général vers T16-17).
Donc là j'ai percuté, fait le lien avec ce que Jochen Schleese expliquait sur le centrage du cavalier, ce dont j'avais pu discuter avec Kitt au sujet des selles allemandes... et on est pile dans la conception de selle "forward balance school". La D1 est donc la quintessence de la selle de dress teutonne. La D1 c'est une selle que je connais bien parce que Gina, ma prof d'équitation, l'utilise - elle a appris le fitting avec une cavalière allemande équipée par Carsten. La boucle est bouclée, le monde est petit!
Et donc, c'est une selle assez perturbante. La vidéo ci-dessus explique bien comment l'utiliser, arcade volontairement un peu large et système "shoulder free" dans la matelassure, utilisation quasi-systématique du trapezium pad qui est vendu systématiquement avec la selle d'ailleurs (si ce n'est pas le cas, vous bossez avec un sellier qui n'a rien compris), sanglage sur l'arrière en premier pour stabiliser le centre de la selle, sangle non élastique car le sanglon de la pointe d'arçon est élastiqué (et trop d'élastique = instabilité décuplée). Carsten a pour idée d'avoir une selle qui "rocke" (bascule) très légèrement, de sorte à pouvoir suivre le mouvement du dos du cheval...
Après, ce dont on s'est rendu compte avec Gina, c'est que sur certains chevaux avec un rein long et souple, avec cette selle on décuplait le mouvement de rock et du coup, perte de précision pour le cavalier.
Deux écoles s'opposent en fitting, le fitting à l'anglaise VS le fitting à l'allemande, la "seat balance school" VS la "forward balance school". Personnellement, j'ai appris "à l'anglaise", avec une assiette du cavalier que l'on veut stabilisée par un appui large sur la surface portante créée par le haut de la cage thoracique - l'idée d'une base de sustentation large et ouverte. Les allemands, quant à eux, ont dans l'idée de placer le cavalier au dessus du centre de gravité du cheval, car c'est là qu'il sera le plus stable dans le mouvement - l'idée d'une synchronisation des deux centres de gravité, humain et équin. Le centre de gravité du cheval est sur le schéma ci-dessous indiqué par un petit rond noir, au tiers inférieur de la cage thoracique, à l'aplomb du garrot :
Cette position du centre de gravité explique à mon avis la raison pour laquelle les selliers d'obstacle français se sont ingéniés à concevoir des selles qui positionnent le cavalier au-dessus du garrot ; sur un parcours d'hippique, c'est là que ça bouge le moins. Le problème c'est qu'ils ont eu l'intuition de cette stabilité, mais sans tenir compte des notions d'équilibrage de la selle, ni de dégagement des épaules et du garrot, enfin sans tenir compte du cheval quoi - du coup méga problèmes... C'est là où Carsten a été fort aussi dans la conception de sa selle S1, une Prestige de saut montée sur double arçon - d'ailleurs va falloir que je retourne bosser avec lui pour vraiment comprendre comment marche cette selle parce que c'est une bizarrerie géniale. Voir vidéo ici.
Bref. Deux écoles de fitting qui recherchent la même chose : équilibre, stabilité et sécurité du cavalier dans le respect de la morphologie, de la biomécanique et de la locomotion du cheval, mais en se basant sur des interprétations et des équitations différentes. C'est là pour moi qu'est "le truc" : on retombe dans la conception de selles par terroirs associés. Une selle western est faite pour un cheval et un cavalier de western, une selle ibérique est faite pour un cheval et un cavalier ibérique... c'est un peu la même chose avec ces histoires de fitting à l'anglaise et à l'allemande, même si on travaille sur une base de "selle anglaise" quoi qu'il arrive. En fonction de la morpho et de la locomotion du cheval, de l'équitation pratiquée par le cavalier et par son niveau en selle ( = sa capacité à l'indépendance totale des aides, la première d'entre elles étant son assiette), on choisira donc l'un ou l'autre style de selle. Ces considérations dépendent en fait de l'équitation pratiquée dans chacune des cultures : les allemands sont sportifs, précis, techniques ; les anglais sont plus dans le confort et le feeling. L'élevage d'un pays à l'autre est différent - donc les chevaux aussi... Et je pense que c'est un peu ce qui a guidé les évolutions différentes des deux styles de sellerie dans ces dernières décennies.
Alors vous mettez pas martel en tête ; tout ce que j'écris là, c'est de l'intuition, de l'interprétation de tout ce qui bouillonne dans mon petit cerveau surchauffé. Tenez-vous en déjà aux principes de base du fitting, hein, c'est bien suffisant ;-) là on est dans le micro-détail! c'est pour ma réflexion et votre culture =)
Anyway.
On a donc assisté à une démo de la D1 placée sur le joli cheval noir, monté par Toldo. Bon, y a pas à dire, ces chevaux allemands quand même, ça sait bouger. Même si ça devient franc con à la vue d'un parasol ^^
On a fini la journée par la visite à un cheval de CSO "old type", beaucoup plus long dans sa ligne de dos (dans le dos comme dans le rein), des côtes plus fines, un garrot plus sorti... et une asymétrie qui a tiré des "oh" et des "ah" dans l'assistance, parce que bichette! c'est pas souvent qu'on en voit des tordus comme ça (pourtant de ce que j'ai compris le cheval sortait à bon niveau). Et en comparant cette morpho avec le type des deux autres chevaux vus plus tôt, on a compris ce que Carsten signifiait par "la sellerie évolue en même temps que l'élevage" (enfin, je dis ça je dis rien, j'avais abordé le sujet ici).
Puis on a dîné au restaurant. Certes on a eu un temps pourri pendant ces 3 jours italiens, MAIS la bouffe était à se rouler par terre. Le vin aussi. Et je soupçonne certains d'avoir effectivement roulé par terre.